AGAINST POWER
The Eyes #9
6/11/2018
AGAINST POWER
Par Léa Bismuth
La CIA a récemment publié, sur internet et sans soulever davantage de remous, tout le contenu numérique retrouvé dans le complexe fortifié d’Abbottabad, le repaire d’Oussama Ben Laden tant médiatisé, où ce dernier fut tué par l’armée américaine en 2011. David Fathi a récupéré ce contenu pour le détourner, comme on détourne le pouvoir : il s’empare ainsi des photographies amateur des comparses de Ben Laden, en un atlas risible de leurs centres d’intérêts de la plus grande trivialité (chats, fleurs, arcs-en-ciel, paysages mal cadrés), photos banales qu’il monte sur le visage du terroriste qui aura été le plus recherché de la planète, en une distorsion subversive. Ce travail est au centre du work in progress intitulé « Against Power », déployé par chapitres, méthodes, et unités.
Au sens politique, le pouvoir — en lien avec les techniques de gouvernance et d’application d’un pouvoir sur — pose directement la question de la subordination et de la domination. Qui exerce le pouvoir sur qui, à quelles fins, et par quels moyens ? Se dire contre le pouvoir, c’est-à-dire contre l’assujettissement, cela veut-il encore dire quelque chose aujourd’hui ? Peut-être. Du moins, David Fathi, un archéologue contemporain à l’ère de Google, s’empare pour cela, non sans un certain humour parfois, d’une matière première qui lui sert d’organe critique du monde. Déjà, avec son travail remarqué aux Rencontres d’Arles en 2017, « The last road of the immortal woman », il décrivait un étrange cas : celui de Henrietta Lacks, cette femme afro-américaine, décédée en 1951 d’un cancer foudroyant, mais dont les cellules allaient servir de sujet d’étude pour des milliers d’expériences scientifiques et médicales modernes.
Entre recherche documentaire et enquête de science-fiction, Fathi déjoue sans cesse les codes. Avec « Against Power », il garde l’œil ouvert, glane, cherche, constitue un savoir paradoxal, organise et hiérarchise des données numériques en inventant ses règles. En réalité, il s’engage dans une mise en œuvre de sape, affrontant les arcanes d’internet, à la recherche de signes qui lui permettraient de destituer les facéties des pouvoirs dominants, des conflits géopolitiques, des fausses icônes stratégiques et interplané- taires. À titre d’exemple, il récupère également des vidéos réalisées lors des essais de missiles dans les cieux de la planète, notamment au-dessus de la Corée du Nord, qu’il décrit comme des phénomènes de « propagande chorégrahiée ». Ces missiles dissuasifs ne sont plus visibles, ne restent que les traces contemplatives des trainées de nuages, d’événements atmosphériques propices à la contemplation, et pourtant c’est d’une guerre aveugle dont il est question. Détournant l’iconographie du pouvoir, Fathi met en tension les nomenclatures, catégorise des formes absurdes, comme les chansons écoutées par les dictateurs, la typographie inventée à partir de l’écriture enfantine de Donald Trump sous le nom de Tiny Hands (mains minuscules), ramenant les « grands de ce monde » à une petite cour de récréation cruelle et peu efficace. Cela lui permet de mettre en place son programme d’érosion, de détournement, de neutralisation, et de déconstruction : « le pouvoir, en tant que force relative entre deux acteurs, peut donc être rejeté. Refuser de reconnaître le pouvoir est déjà un pas en avant pour le détruire », écrit-il.