Coup de coeur de Rémi Coignet: 

1944 Paysages | Dommages par Antoine Cardi

Photographier l’après-guerre est devenu un genre en soi. Représenter les traces de conflits, un topos connu sous le vocable anglais d’Aftermath Photography. Le sujet d’Antoine Cardi est très clair : la bataille de Normandie de juin à septembre 1944, l’un des épisodes majeurs de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, 1944 Paysages | Dommages échappe à toute catégorisation. Dans ces images, de guerre il n’y a rien à voir.

Du moins pour l’observateur peu averti : pas de vues grandiloquentes des plages du débarquement, par exemple.

Seul l’habitant à la mémoire encore solidement ancrée ou l’historien spécialisé saura décrypter au premier regard le sens profond de ces photographies.

Il y a pourtant beaucoup à observer. Pas de traces de combat. Les villes sont d’un urbanisme médiocre. De nombreux quartiers ayant été rasées durant les combats puis reconstruites dans l’urgence d’après-guerre. Seules les églises – qu’elles aient été reconstruites ou qu’elles aient « miraculeusement » réchappées – marquent une inscription dans le temps. Dans les campagnes, des paysages parfois très beaux, souvent banals.

Les photographies d’Antoine Cardi sont frontales, d’une rigueur implacable.

On les rattacherait volontiers aux New Topographics ou à la Mission de la DATAR. Évoquer l’école de Düsseldorf serait trop facile. L’on devine que l’auteur n’a jamais posé son trépied au hasard et a toujours choisi son cadrage au cordeau. Le format à l’italienne de l’ouvrage permet de scruter chaque détail. Ici, des enseignes de boutiques banales ou des affiches 4×3 assénant « Vous êtes ici au cœur de la Normandie ! » Là, dans une zone pavillonnaire, un mur de clôture dont les parpaings n’ont pas été crépis. Les clichés, comme les humains, sont absolument absents de 1944 Paysages | Dommages. Tout est détail dans ce travail mais leur accumulation même en est une ligne de force. Le fameux Carmel de Lisieux n’est ainsi indiqué que par un simple panneau routier.

Où donc résident alors les traces guerrières ? Dans les légendes glaçantes par leur précision lapidaire : « Nuit du 6 au 7 juin. Lisieux (Calvados). Un bombardement de la Royal Air Force rase le centre ville. 700 morts. » « 25 juillet. Plage de Deauville (Calvados). 6 résistants sont torturés puis fusillés face à la mer. » « 26 juillet. Près de Saint-Sauveur-Le-Vicomte (Manche). Une jeune femme est violée et tuée par des soldats américains. »

La mise en relation de textes dignes d’une agence de presse avec des images contemporaines aux sujets apparemment banals met en évidence l’inanité du dogme du « Ça a été » que rejette avec force la part la plus réflexive des pratiques contemporaines du medium photographique.

Qu’est-ce qui a été ? Antoine Cardi s’est rendu en tel lieu et a représenté soigneusement ce qui se trouvait face à lui. Mais il a fait ce choix fort d’un savoir que la photographie, à des années de distance, est incapable de restituer « directement ». Comme dans tout travail d’aujourd’hui qui pense l’image, Cardi démontre son incapacité à être un langage ou même une preuve tout en avertissant le regardeur attentif des multiples niveaux de sens que peut revêtir une « simple » photographie.