Photographs in 3 acts
The Eyes #9
6/05/2019
Photographs in 3 Acts
Photographies d’Ethan Levitas
Texte de Marc Lenot
L’œuvre d’Ethan Levitas est tout à la fois profondément ancrée dans l’histoire de la photographie de rue, la ville de New York étant son terrain de chasse, et marquée par une forte conscience politique voire protestataire. Pour « Photographs in 3 Acts », il a hissé une chambre 4×5 au-devant des caméras de vidéo-surveillance de la ville. Par son geste et les flashes qu’il emploie, il perturbe un instant le système et attire l’attention des passants sur l’œil de Big Brother qui les « protège ».
Passants, dans les rues de New York ou de Paris, nous ne prêtons plus guère attention aux omniprésentes caméras de vidéosurveillance auxquelles n’échappe plus aucun de nos déplacements, aucun de nos gestes, aucun de nos signes particuliers. Nous nous sommes résignés au fait d’être constamment filmés, localisés, espionnés, traqués. Mais, un jour, un photographe lève à bout de bras une grosse chambre 4X5, qui vient occulter le champ de vision d’une caméra de surveillance. Même si Ethan Levitas ne prenait pas de photographies, même si sa chambre n’était qu’un maquette stérile, il aurait déjà réussi son coup: soudain, à l’abri de son appareil, nous échappons au dispositif de surveillance et nous prenons conscience de manière aigüe d’en avoir toujours été victimes. Au lieu d’être observés par le dispositif, nous sommes regardés par le photographe. Et ce regard sur nous crée une autre réalité, et redéfinit notre place dans la rue, dans la cité.
Nous acceptions passivement d’être surveillés et faisions comme si de rien n’était, mais cette intrusion du photographe nous force à prendre conscience que tout ce que, sans vraiment y croire, nous espérions
rester du domaine du privé, est devenu une information publique, ou plutôt une information que l’autorité, le pouvoir, se sont appropriée. Cette nouvelle perception est déjà en soi un acte politique, car elle redéfinit notre relation à l’espace public de la rue. C’est assez similaire à notre embarras quand nous découvrons tout ce que les sites Google, Facebook, etc. savent sur nous : pas suffisant pour nous révolter (comment pourrions-nous ?), mais assez pour nous gêner, et nous rendre plus prudents, plus méfiants.
Et bien sûr Ethan Levitas appuie sur le déclencheur : ayant reconfiguré le champ de vision au moyen de son appareil, il va en ôter une image, volée à la vidéo-surveillance, qu’il va ensuite repositionner ailleurs, aux murs d’une galerie ou dans un livre. C’est le troisième acte (après l’élévation de la chambre et la dislocation de la surveillance) de ces photographies en trois actes (Photographs in three acts est le titre du livre), dans lesquelles on voit les passants levant la tête, surpris, souvent amusés, parfois décontenancés, voire troublés : en eux s’éveille une inquiétude sourde, qui conduira peut-être un jour à une rébellion.
Les photographes de rue ne se contentent pas d’enregistrer la réalité, mais déjà, par leur seule présence, ils la transforment. L’action photographique de Ethan Levitas va plus loin, elle crée une fracture, un désordre, une prise de conscience. En questionnant la nature même du regard photographique, il en fait une pièce d’un jeu contre le dispositif, d’un détournement de ses programmes. Pour lui, ce n’est pas tant ce que la photographie montre qui compte, mais ce qu’elle fait, la manière dont elle modifie les rapports entre les gens, dont elle enrôle les passants dans ce jeu/combat, et dont elle devient ainsi un acteur dans la cité : la photographie n’est plus une simple prise de vue, c’est un événement, une rencontre, un contrat civil, pour reprendre le concept d’Ariella Azoulay.
BIOGRAPHIE
Ethan Levitas est né à New York en 1971. Après des études l’Université Cornell, il passe cinq ans au Japon où il commence à travailler dans la photographie. Il explore depuis les implications de l’acte photographique en tant qu’intervention et la photographie en tant qu’événement définissant des attributions de lieu, de but et de sens.