Images et Pouvoirs

The Eyes #9

6/11/2018

Images & Pouvoirs

 

Par Christian Caujolle

 

Nous avons pu assister, ces dernières années et tout récemment encore, un peu partout dans le monde, à une série d’« affaires » politico-médiatiques fondées sur la circulation et l’interprétation d’images. La recrudescence de ce qui fut, jadis, un mode de chantage ou de réécriture de l’histoire au moyen de photographies manipulées et truquées, jette simplement un éclairage nouveau sur la situation actuelle des images et la façon dont elles entretiennent des relations avec le et les pouvoir(s).

On peut déterminer deux sources majeures et nouvelles.

Les smartphones, qui, à défaut de transformer tout un chacun en photographe – comme cela est écrit et affirmé un peu partout alors que l’on pourrait même subodorer qu’il s’agit du contraire – permettent à tout un chacun d’être un témoin, un enregistreur, voire un délateur qui, en plus, a la possibilité de répandre immédiatement,
via les réseaux sociaux, le fruit de sa capture auprès d’une infinité de regardeurs.
Ce « partage », de plus en plus utilisé comme dénonciation, est pris d’autant plus
au sérieux par les pouvoirs qu’il est aujourd’hui extrêmement facile de transformer
les images premières. Bien des fake news sont fondées sur des images.

L’autre source majeure relève des dispositifs de surveillance, omniprésents, pour des raisons – ou des justifications – qui relèvent tout autant de la lutte contre le terrorisme que de la tentation du contrôle absolu sur les populations, et que symbolisent les caméras de surveillance installées partout, dans les rues, les moyens de transports,
les magasins, les immeubles d’habitation ou de bureaux. Des encadrements législatifs, souvent sophistiqués, ont été mis en place dans la plupart des démocraties, conscientes du fait que ces systèmes de surveillance peuvent constituer une grave atteinte à la vie privée,. Chaque nouveau scandale prouve qu’ils sont, la plupart du temps volontairement, peu, mal, ou pas appliqués.

Dans ces épisodes qui relèvent, selon le cas, du scandale politique désolant, de la bavure pure et simple, de la tentative de déstabilisation, de la mauvaise gestion des images,
de la manipulation sur fond de crédulité dans le contenu visuel ou, parfois, de la blague, on voit clairement se dessiner – se radicaliser peut-être – un nouveau fonctionnement, plus pervers encore aujourd’hui qu’hier, des relations entre pouvoir et image. Une extension à toutes les images – entre autres à toutes celles qui sont en mouvement – de ce que nous avions pu observer au temps de la photographie dominante (au siècle dernier) de ce qu’une formulation godardienne pourrait résumer en « image du pouvoir et pouvoir de l’image ».

Dès l’antiquité, le pouvoir politique affirme sa présence et sa puissance au moyen
de l’image, comme le prouvent les instructions de l’empereur Auguste incitant
à la multiplication de ses portraits pour édifier les peuples et se transformer en garant de la pax romana. Sculptés ou peints, les portraits de dirigeants ont traversé l’histoire et nous sont parvenus comme la démonstration de l’autoreprésentation d’un pouvoir servi par des artistes appointés ou réels courtisans. Et, dès l’invention de la photographie, qui emboîte le pas aux pratiques antérieures, Napoléon III se fera immortaliser – ainsi que ses enfants – au moyen de la nouvelle technologie perçue comme plus « réaliste », plus « vraie ». Très vite, le portrait photographique officiel devient une règle et les épreuves sont des cadeaux échangés entre puissants. C’est ainsi, par exemple, que Rama V, le grand roi de Thaïlande au xixéme siècle, outre qu’il pratiqua lui-même la photographie en amateur, accorda le privilège de photographe de la famille royale à un praticien et, au cours de ses deux voyages en Europe, en 1897 et 1907, échangea des portraits photo- graphiques avec la reine Victoria, le tsar Nicolas II ou le pape Pie X, faisant ainsi preuve à la fois de sa modernité et de la « réalité » de la puissance d’un pays qui avait résisté,
seul de la région, à toutes les tentatives de colonisation. Dans le monde entier, de la salle des empereurs à Rome aux sinistres ensembles de portraits photographiques des hauts responsables installés dans les couloirs des locaux de la police politique secrète à Prague, les visages sont là, qui regardent le peuple autant pour l’intimider, voire le terroriser, que pour le convaincre d’une légitimité du pouvoir. Car il ne s’agit pas seulement d’affirmer le pouvoir par l’image, il s’agit bien d’en fonder la légitimité. Ce qui, très vite, entraîne autant la multiplication et la diffusion de l’image de référence que l’orga- nisation de ses codes et les efforts déployés pour parvenir à son contrôle.
Ce fonctionnement, évident dans le domaine du pouvoir politique, s’observe également, de façon plus complexe, dans le domaine des religions. Pour celles, entre autres le christianisme, qui se fondent sur l’image, la répétition du visage du Christ – face sainte du martyr – appelle à la fois à la croyance, à la piété, à la compassion, et à la reconnaissance, mais induit également, en cas de non respect de la règle, le malheur et la punition éternels. Les nombreux textes cherchant à accréditer l’idée que le Saint Suaire de Turin serait « la première photographie » – bitume de Judée aidant – participe de cette volonté de l’église catholique d’utiliser l’image argentique comme puissant recours pour démontrer l’existence d’un personnage divin et son incarnation parmi les mortels.

 

(extrait de l’introduction de Christian Caujolle, The Eyes #9)