Conversation avec Atiq Rahimi

Interview, The Eyes #5

14/11/2018

L’Humanité est fondée sur l’Exil

 

 

Interview de Atiq Rahimi par Charlotte Pons

Illustration de Mélanie Roubineau

 

En 1984, Atiq Rahimi, alors jeune étudiant à l’université de Kaboul, fuit l’Afghanistan soviétique pour le Pakistan. Depuis, « réfugié culturel » – selon ses propres mots – en France, naturalisé, devenu réalisateur et romancier, il remplit cette page blanche à la recherche de son identité. En 2008, il obtient le prix Goncourt pour Syngué Sabour, qu’il a écrit en langue française et adapté au cinéma. Il publie aujourd’hui La Ballade du calame, une réflexion sur l’exil par le prisme de la calligraphie. Œil perçant et pensée vive, il cite Barthes ou Sartre à tout va – et surtout, à bon escient – et nous livre sa vision de Paris. Le Paris terre d’écrivains et de cinéastes, mais aussi le Paris terre d’accueil des migrants. Rencontre.

 

Il existe toute une littérature liée à Paris – je pense à Hugo, Zola, Modiano… En tant qu’homme de lettres et futur écrivain, aviez-vous un Paris fantasmé ?

 

Ma représentation de Paris est née de la lecture des Misérables. J’avais 15 ans et je vivais au sein d’une famille très politisée. Mon père aimait Hugo, ses engagements, ses combats politiques. Mon frère, qui était communiste, l’aimait aussi. Paris incarnait pour moi l’âme rebelle, celle qui se bat. J’étais fasciné par l’écriture romanesque de Hugo, capable de décrire les égouts sur quarante à cinquante pages ! Je n’avais jamais été en France avant de quitter l’Afghanistan, mais grâce à la littérature, lorsque je suis arrivé à Paris, le 31 mars 1985, j’avais l’impression de connaître la ville et même d’y avoir déjà vécu. J’imaginais, je voyais, toute une ville et toute une vie souterraines où se seraient trouvés les révolutionnaires, tous les opposants d’un régime…

 

Le cinéma aussi véhicule une mythologie de Paris…

 

Oui, et j’ai vu beaucoup de films à l’Alliance française, notamment ceux de la Nouvelle Vague. Rien à voir avec Hugo donc, c’était un autre Paris, plutôt romantique. Je me rappelle que La Femme en bleu de Michel Deville m’avait beaucoup marqué. Il avait filmé Paris de manière extraordinaire. Je pense aussi à Claude Sautet…

 

Vous êtes ici depuis trente ans mais vous n’avez jamais écrit sur Paris, pourquoi ?

 

Mon premier roman, auquel je n’ai jamais réussi à mettre un terme, se passe ici. Il raconte l’errance nocturne d’un Afghan à Paris depuis trois mois et qui va de bar en bar pour retrouver une fille qu’il a perdue. Je me suis inspiré de ma vie, de ma venue en France, de mes errances. Je l’avais appelé Les Mots de minuits à Paris. J’ai ressorti l’idée pour en faire un film qui devait être tourné en janvier dernier. Mais pour des raisons de budget et, surtout, à cause des attentats, ça ne s’est pas fait. Le film se passait boulevard Richard-Lenoir, à République et le long du canal Saint-Martin. C’était difficile, donc on a laissé tomber. Peut-être un jour…

 

Le Paris dans lequel vous êtes arrivé est bien différent de celui d’aujourd’hui en termes d’accueil des réfugiés…

 

Oui ! Dans les années 1980, nous étions dans un contexte de guerre froide et les réfugiés, en particulier les Afghans, étaient reçus comme des princes. On était accueillis à Puteaux, dans le centre des réfugiés, puis on allait dans une autre ville ou village pendant huit mois pour récupérer et s’intégrer, apprendre la langue et attendre les papiers. Il n’y avait pas de tentes comme on en voit maintenant partout dans Paris.

 

Avez-vous senti les choses basculer ?

 

J’ai vu le changement disons en 2005-2006, après l’invasion en Irak qui a engendré une arrivée en masse des réfugiés afghans et des pays limitrophes.

 

Choisiriez-vous de rester à Paris aujourd’hui ?

 

Oui [dans un sourire]. J’aime Paris pour toutes les raisons que j’ai évoquées. Et pour les droits de l’homme, l’intellectualisme… Bien sûr, il y a des aspects de la vie politique française qui me gênent, comme la montée du Front national. Mais Paris a gardé son âme et la France demeure le pays des droits de l’homme. Je ne suis pas d’accord avec l’image que l’on renvoie des Français : racistes, xénophobes, antisémites… Non !

 

Le Paris et le milieu intellectuel dans lequel vous évoluez sont peut-être plus ou moins préservés des crispations sur la question de l’immigration…

 

On vit un moment charnière et Paris reste affecté et infecté par tout cela. Je vais vous dire : le vrai problème est qu’il n’y a pas de mouvement intellectuel pour véhiculer de nouvelles idéologies, une nouvelle manière de voir les choses, la société. Nous n’avons plus de penseurs, de guides intellectuels tels que Sartre, Foucault… Aujourd’hui, c’est la croyance qui l’emporte sur toute autre idéologie.

 

Pensez-vous, comme le dénoncent certains, qu’il y ait un traitement obsessionnel de l’islam de la part des médias français ?

 

Non, je crois que ça vient de l’islam lui-même : les musulmans sont obsessionnels vis-à-vis de leurs textes. Et puis, plus que les Français, ce sont souvent des écrivains d’origine musulmane qui pointent l’islam du doigt, qui le remettent en question : Salman Rushdie en premier, Boualem Sansal, moi-même… Certains musulmans disent qu’on est instrumentalisés, vendus, qu’on écrit ce qu’on nous demande d’écrire. Si vous saviez ce que je peux lire à mon propos sur Internet !

 

Le 3 septembre, tous les journaux à l’international faisaient leur une sur Aylan, l’enfant retrouvé mort sur une plage turque. Tous, sauf les médias français. En tant que réfugié, citoyen français et homme d’image, pensez-vous qu’il s’agisse d’un raté ?

 

On a raté l’occasion de culpabiliser les gens, c’est tout ! Barthes disait que ce qui le gênait dans la mendicité, au-delà de la misère, c’était l’aspect stéréotypé des mendiants et le fait qu’ils rendent l’autre coupable. Je n’ai pas compris l’hystérie de certains Français qui ont crié au scandale parce que cette photo n’était pas dans nos journaux. Cela nous fait culpabiliser plutôt que d’aller à l’essentiel, à l’important : derrière tout ça, il y a de la misère et il faut réagir.

 

Comment ?

 

Pourquoi les pays du Golfe ne prennent-ils pas leur responsabilité ? L’Arabie saoudite, par exemple, est capable d’accueillir chaque année deux millions voire trois millions de pèlerins, alors pourquoi pas trois cent mille réfugiés ? Mais comme c’est l’allié des États-Unis et que le pays a beaucoup d’argent, on n’ose rien dire…

 

Il y a quelques années, vous disiez que ce n’est pas votre œuvre qui est politique mais sa réception. Mais au regard de votre histoire, du thème de vos livres et de l’actualité, ne pensez-vous pas être, de fait, engagé ?

 

Il y a une phrase magnifique de Pascal, reprise par Camus, qui dit : « Nous sommes tous embarqués. » C’est donc bien plus qu’une question d’engagement. Dès lors que l’on publie quelque chose, on est embarqué dans l’histoire parce qu’on utilise la matière qui appartient à la société, à l’humanité : la langue. Quant à moi en particulier, né dans une famille politisée, réfugié en France, quoi que je fasse, je serai interpellé. Mais je raconte un exil très intérieur, très méditatif, j’ai pris du recul par rapport à cet exil. D’autres réfugiés ont des histoires bien plus tragiques que la mienne à raconter, moi je suis venu comme un prince donc mes anecdotes à moi, on s’en moque.

 

Est-ce que parce qu’il a quitté ses racines, l’exilé se connaît mieux que celui qui reste ?

 

Bien sûr, c’est une renaissance. Mais le plus important, c’est plutôt : qu’est-ce que l’exil apporte ? On ne voit que la tragédie et les problèmes politiques, mais parmi ces milliers d’exilés, combien de futurs écrivains, combien de futurs artistes ? Si l’on donne les moyens à tous ces jeunes, un jour ou l’autre, il en sortira quelque chose.

 

Comment se prend la décision de quitter son pays ? Est-ce réfléchi ou est-ce plutôt une question de survie ?

 

Quand on doit faire face à une catastrophe, à un changement, on a trois choix : s’adapter à ce nouvel environnement, se battre ou fuir. Au début, on essaye de résister. Puis vient le moment où l’individu ne peut ni s’adapter ni se battre contre la distorsion qui existe entre lui et la société, entre lui et la politique qui règne dans son pays. Alors il est condamné à l’exil. Donc il y a quelque chose de réfléchi, une volonté.

Mais, et c’est ce que j’ai essayé de dire avec mon dernier livre, l’humanité est de toute façon fondée sur l’exil. Qu’il s’agisse de la vision religieuse et mythologique – avec Adam et Ève –, de la naissance – un exil de la matrice – et, surtout, des fondements biologiques de la vie sur terre : des cellules qui mutent, qui sortent de l’eau et se réfugient sur la terre.

 

Éprouvez-vous de la rancœur à être parti ? De la culpabilité ?

 

Comme je l’ai dit, on ne m’a pas forcé à quitter le pays. Quant à la culpabilité, quoi que l’on fasse… Il y a une phrase magnifique dans Œdipe de Sophocle : « Ne me regardez pas comme un criminel, je ne suis qu’un étranger. » J’écris en ce moment sur Œdipe comme une figure emblématique de l’exil. Dans son propre pays, il est condamné à la souffrance et son pays devient prison. Dans son pays d’accueil, il est criminel, donc coupable. Puis il pense à tous ceux qu’il a laissés dans son pays et il culpabilise. L’exilé se sent de toute façon coupable. Et on revient au mythe fondateur d’Adam et Ève.

 

Vous écrivez sur votre terre natale mais vous l’avez aussi photographiée. Est-ce plus facile, derrière un objectif, de prendre de la distance ?

 

Non ; ce qui met le plus à distance, c’est le roman, car ce n’est pas immédiat comme la photo. À l’origine du Retour imaginaire, je suis parti avec un appareil photo numérique pour photographier ma ville ainsi. Mais je n’y arrivais pas, cette immédiateté – « tac tac tac » [il mime une prise de vue] – ne me disait rien, c’était sans aucun intérêt, d’autant que je ne suis pas photographe. J’ai laissé tomber. Puis j’ai trouvé cet appareil photo très ancien, à trépied. Ce noir et blanc, cet anachronisme qui sort des ces photos que l’on dirait issues d’un autre siècle… Tout cela m’a permis de révéler des choses.

 

Depuis 2008, vous n’écrivez plus qu’en français. Qu’est-ce que ça signifie, symboliquement, d’abandonner sa langue maternelle ? C’est un acte de défiance ?

 

Je voulais retrouver l’innocence de l’écriture. Écrire dans une autre langue, c’est comme écrire pour la première fois. Et puis cela offre une liberté impossible dans la langue maternelle qui impose ses limites, ses tabous. La dénomination même en impose : la langue maternelle. On ne fait pas n’importe quoi avec sa mère !

 

Vous êtes père ; est-ce que la question de la transmis- sion se pose différemment quand on est réfugié ?

 

Jusqu’à la naissance de ma fille en 1996, j’étais très loin de l’Afghanistan. Avec tout ce que ma famille a vécu, l’emprisonnement de mon père, le décès de mon frère, j’étais comme traumatisé. Je fréquentais très peu d’Afghans et j’en fréquente toujours très peu. Et puis, en voyant ma fille [il écarte les mains, mimant l’enfant minuscule dans ses bras], je me suis dit : « Un jour ou l’autre, elle me demandera des comptes ! » Le retour à la terre a donc été nécessaire. Mais mes enfants sont français. Mon fils, fou de foot, ne jure que par le Paris Saint-Germain. C’est comme sa famille. Voyez, Paris, encore !


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