CONVERSATION AVEC JOAN FONtCUBERTA

The Eyes #6

15/11/2018

Conversation avec Joan Fontcuberta

 

 

Interview par Rémi Coignet

Illustration Mélanie Roubineau

 

Depuis bientôt quarante ans, Joan Fontcuberta se joue du réalisme photographique et en faisant prendre des vessies pour des lanternes à son public, le conduit à douter des images. Conversation parisienne autour de ces thèmes.

 

RC : À vos débuts, vous pratiquiez, ce que l’on pourrait nommer une photographie surréaliste ou dadaïste (comme la célèbre image de la pelouse avec un œil), puis en 1985 vous publiez Herbarium, recueil de fausses plantes dans la veine de Karl Blossfeldt. Seul le spectateur attentif remarque la manipulation. Pourquoi à ce moment-là décidez- vous de dissimuler vos manipulations, ce qui, dès lors, sera une marque de fabrique de votre œuvre ?

 

JF : Il faut se rappeler que je ne procède pas d’une formation artistique. Je n’ai pas étudié l’histoire de l’art ni étudié aux Beaux-Arts. Par contre, j’ai étudié la communication et j’ai travaillé dans le domaine de la publicité. Ma courte, mais intense, expérience professionnelle m’a familiarisé avec le mensonge, avec la séduction, avec l’illusion. Et je dirais que mon travail artistique est une façon de déconstruire mon expérience professionnelle de cette période courte, mais qui a été très importante car j’étais jeune, je sortais de l’université. Ça a marqué toute ma conception du monde. J’essaye donc de montrer comment chaque image est un piège. Un piège qui peut convenir à des intérêts de séduction. Mon travail a toujours essayé de faire une certaine pédagogie si l’on peut dire prophylactique [rires] pour le spectateur.

Je travaille avec plusieurs niveaux de manipulation. Bien sûr le surréalisme est une référence, mais pas seulement, tout l’art du grotesque, tout l’art du fantastique aussi. Je dirais plutôt une attitude de subversion plus proche du dadaïsme que du surréalisme.

Durant cette période, mes images sont donc des constructions dans la logique du photomontage. Mais petit à petit, je me suis rendu compte qu’il y a des possibilités de manipulation beaucoup plus subtiles, par exemple en faisant une mise en scène. C’est-à-dire qu’on ne découvre pas cette couture d’images mécaniques, si on arrive à présenter des objets, des situations qui sont vraisemblables. Ce serait un deuxième niveau, et je dirais en dépassant Herbarium qu’il y a encore un troisième niveau sur lequel j’ai travaillé plus tard, qui serait le déplacement de l’image d’une habitation à l’autre. Je peux tout simplement changer complètement le sens d’une image en cherchant un nouvel endroit, une nouvelle plate-forme et c’est encore beaucoup plus significatif, plus raffiné parce que c’est très difficile à découvrir.

 

RC : En 1988, avec Dr Ameisenhaufer’s Fauna,
et cela correspond à ce que vous dites, vous franchissez une étape supplémentaire en créant une véritable fiction argumentée où vous présentez le bestiaire fantastique du supposé docteur. Que permet le recours à la fiction narrative ?

 

JF : Cette fiction narrative est née d’une nécessité rhétorique et même stratégique. Je me suis rendu compte que si je voulais travailler dans les différentes habitations de l’image, je devais adopter, m’approprier ce qui est un langage et un « display » particulier. Bon, je me confronte à la science et je découvre tout de suite que la science se présente toujours comme exerçant le monopole de la vérité. Et je me rends compte que, finalement, il ne s’agit que de vérités provisoires : maintenant on pense ça, mais s’il y a de nouvelles recherches notre conception du monde peut changer. Il y a une fissure à travers laquelle on peut faire une certaine critique de cette structure institutionnelle.

Il me permet aussi de poser une autre question, très importante pour moi : le déplacement de l’auteur : je camoufle ma condition d’auteur. Ça me permet d’avoir la liberté et la licence littéraire de parler au nom de mes personnages. En tant que personnages littéraires, ils ont une liberté absolue. Ils peuvent dirent n’importe quoi, même des conneries !

 

RC : Parfois, votre nom n’apparaît pas sur la couverture du livre…

 

JF : Ça a été aussi une façon d’adapter des stratégies artistiques à chaque situation et moments historiques. La première fois avec Fauna que j’utilise cette technique, le public ne la reconnaît pas, c’est nouveau. Le public se confronte à un artiste, Fontcuberta, qui prétend qu’il a trouvé une archive. Mais la fois suivante, c’est déjà une répétition et je dois chercher de nouvelles façons pour ne pas laisser le public tenir pour une routine, une certaine stratégie de présentation de la pensée. Mon nom n’est pas attaché au projet parce que je ne suis pas un artiste narcissique. Je ne prétends pas que mon nom soit reconnu. Je prétends que le projet fonctionne. Ma grande satisfaction vient quand l’œuvre que j’ai lancée devient autonome et parvient à générer le dialogue avec le public même si ce n’est plus moi qui le contrôle.

 

RC : Sputnik semble un livre soviétique, Dr Ameisenhaufer’s Fauna, un vieux livre scientifique. Plus tard, Deconstructing Osama prendra la forme d’un livre arable classique. Ces mises en forme contribuent-elles à rendre crédibles vos fictions ?

 

JF : Oui, c’est une manière de renforcer le sujet parce que j’habille le livre dans les standards de chaque situation. Par exemple, le livre originel
de Fauna ressemble à une édition universitaire, c’est-à-dire très pauvre dans son graphisme, très ennuyeuse dans sa mise en page, avec un langage prétentieux plein de légendes, plein de références. Ma grande satisfaction arrive quand je trouve le livre classé dans la section des sciences dans une bibliothèque publique. Parce que j’imagine que
le bibliothécaire s’est dit : « C’est un livre sur les animaux, section des animaux et voilà ! » [Rires] Pour moi, mes livres doivent fonctionner comme des bombes. C’est comme des mines, il ne se passe rien, mais peut-être que quelqu’un va passer et ça va éclater. C’est ça qui m’intéresse.

 

RC : Mais n’est-ce pas contradictoire avec le fait que votre nom n’apparaisse pas ? Parce qu’après plusieurs livres on reconnaît votre visage. Et on va se dire : « Voilà encore Fontcuberta qui nous fait une blague… »

 

JF : Oui c’est vrai. Mais il faut penser à une question plus importante : à quel public mon travail est-il adressé ? Je dirais qu’il s’adresse à un large public, à l’homme de la rue. Et ces gens ne me connaissent pas. Mais si mes amis, si des connaisseurs dans le milieu de l’art me reconnaissent, ce n’est pas un problème. Parce que finalement, ils vont devenir mes complices. Une grande satisfaction que je partage dans mes projets avec les connaisseurs est de regarder le public qui est encore un peu perdu face à la situation. Ça donne vraiment une double lecture du travail : celle de l’œuvre même, mais aussi celle des réactions qu’elle provoque chez les visiteurs d’une exposition ou chez le lecteur d’un livre.

 

RC : Karelia, Milagros & Co est un livre très drôle. On passe de miracles très « classiques », comme marcher sur l’eau, à d’autres totalement burlesques, comme le « Dolphin-surfing » [surfer debout sur le dos d’un dauphin]. Quelle est la fonction de l’humour dans votre travail ?

 

JF : Pour moi, l’humour est une arme de l’intellect, même si l’humour n’est pas apprécié dans l’art contemporain où règne une hégémonie de la solennité et du sérieux, très ennuyeuse finalement. J’essaye de combattre ce que j’appelle l’anhédonie, c’est-à-dire le rejet du plaisir, le rejet du rire. Pour moi l’humour est une manière de faire passer des idées, selon une technique publicitaire. Dans la publicité, il y a le sexe qui fait passer des contenus, il y a l’humour, il y a l’« appetite appeal » c’est-à-dire donner faim, présenter des choses appétissantes. Dans les études de motivation, on voit bien qu’il y a des règles et l’humour est un des vecteurs les plus puissants pour faire pénétrer des idées.

 

RC : Dans Landscape without Memory vous avez détourné un logiciel utilisé à l’origine par les militaires et les scientifiques pour recréer, à partir d’une image 2D (photo satellite ou cartographie), une image 3D réaliste de paysage. Vous l’avez détournée en lui soumettant des chefs d’œuvre de la peinture (Turner ou Cézanne) ainsi que des détails de votre propre corps. Que vouliez-vous démontrer ?

 

JF : Je dirais que mon travail s’interroge sur la nature de la photographie. Qu’est-ce que l’image photo- graphique ? Et alors je reprends cette idée avec Landscape without Memory, dans la mesure où je présente des images qui ressemblent à des photos, que tout le monde prend pour des photos, mais qui ne sont plus des photos parce qu’il n’y avait pas d’ objectif, il n’y avait pas d’appareil photo, il n’y avait pas la lumière. Mais le résultat est photographique, donc je pense que c’est vraiment un paradoxe. Alors est-ce qu’il faut revisiter notre idée du photographique ? Bien sûr ! Ces paysages virtuels, tellement vraisemblables, doivent nous faire douter de notre façon de nous approcher de la notion du réalisme photographique. Ce serait une réponse.

 

RC : Deconstructing Osama comporte un long texte en arabe qui ne semble pas correspondre au texte du début en espagnol, français et anglais. Que dit-il ?

 

JF : Ce sont des fragments des Mille et une nuits, les histoires d’Aladin, de Simbad, de Shéhérazade. C’est aussi une expérience sur le préjugé qui est un autre aspect important de mon travail. C’est-à-dire que je joue avec les préjugés du spectateur. Avec Osama, je fais une expérience. Quand on prend un journal, il y a des images et des textes. Il y a, si vous voulez, un préjugé implicite dû à la routine qui est d’admettre que les images et les textes ont un rapport. Alors si on est confronté à un journal ou a un texte dans une langue qu’on ne comprend pas, on applique le même procédé. On se dit: « Tiens, il doit y avoir un rapport. » Mais dans Osama non. Pourquoi ne pas penser que le texte est une collection de recettes de couscous ? [Petits rires] Si on ne comprend pas, ça peut être n’importe quoi. C’est – comment dit-on ? – mettre le doigt sur la plaie de ces situations que l’on tient pour acquises, sur nos routines de perception.

 

RC : En 2009, vous avez réalisé Holly Innocence. Le livre se compose d’un échange d’e-mails suite à un spam que vous avez reçu d’un supposé « Captain Hook » vous proposant de partager une fortune en échange de votre aide, mais dans le but de vous soutirer quelques milliers d’euros. Vous êtes si diabolique que je me demande si vous n’avez pas écrit vous-même les messages du Captain Hook.

 

JF : Je pense qu’il est très légitime de se poser cette question. Il y a une citation d’Oscar Wilde qui est très pertinente dans ce projet et dans mon travail en général. Il disait : « La différence entre la réalité et la fiction est que la fiction doit ressembler à la réalité. » C’est-à-dire que quand on construit une fiction, on doit faire des efforts pour qu’elle s’approche d’une certaine réalité qui peut être comprise, acceptée par le lecteur ou par le spectateur. Par contre, la réalité est complètement folle, elle est imprévisible. Elle n’arrête pas de nous surprendre.

 

RC : En 2014, vous avez publié Trepat dans lequel vous imaginez que l’industriel (réel) Josep Trepat a passé commande pour ses publicités et documentations à des auteurs tels que Walker Evans, Moholy-Nagy ou Renger-Patzsch. Est-ce une manière de renvoyer dos à dos la Nouvelle Vision, la Nouvelle Objectivité et le style documentaire ? En gros, le modernisme.

 

JF : Non, je crois plutôt que c’est une moquerie du monde académique encore une fois. Vous avez lu le texte ?

 

RC : Oui.

 

JF : C’est un texte généré par un logiciel qui s’appelle The Postmodernism Generator. On prend plusieurs titres de Derrida, Foucault, Freud et il mélange tout ça pour générer un discours qui a l’air très intellectuel, très profond, mais finalement ce sont des conneries. [Rires] Je dirais que c’est une critique encore une fois de l’autorité avec laquelle le monde académique, l’histoire, présente la connaissance du passé. Et je me suis régalé à faire ce livre, car c’est aussi un hommage à tout un patrimoine visuel, esthétique, auquel je tiens beaucoup.

 

RC : Vous disiez que c’était une critique du monde académique. Est-ce que ce n’est pas aussi une critique de l’autorité des archives ?

 

JF : Oui, une critique. Tout mon travail s’est confronté à l’autorité. J’ai vécu vingt ans de ma vie sous le franquisme, sous la dictature, et probablement cela a généré un esprit un peu anarchiste qui essaye de transgresser toutes sortes d’autorités. J’essaye toujours de chercher les fissures de l’autorité et ici, en effet, il y a une réflexion sur la puissance de l’archive. L’archive ne contrôle pas seulement l’interprétation de l’histoire, mais aussi la projection vers l’avenir. Il y a cette expression de Derrida: « le mal d’archive ». C’est comme une douleur d’archives qui doit nous amener à une reconsidération critique.


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