Conversation avec Edwy Plenel

Interview, The Eyes #3

14/11/2018

Démocratie : Une Crise Plurielle

 

 

Interview de Edwy Plenel par David Marcilhacy

Illustration de Fabrice Pellé

 

Comme en témoignent les crises électorales qui ont marqué le printemps 2014 en Europe, le vivre-ensemble de nos sociétés paraît aujourd’hui fragilisé, comme si le pacte qui lie les individus à la communauté se trouvait sur le point de rupture. S’agit-il d’une crise du pouvoir qui frapperait les sociétés européennes ? Est-ce le signe d’un mal plus profond, qui affecterait le cœur même de nos démocraties ? Le fondateur de Mediapart, Edwy Plenel, analyse ici les ressorts de cette crise, qu’il associe à une période de profonde mutation du politique. En contrepoint, The Eyes invite à s’interroger sur les lieux où s’incarne et se met en scène le pouvoir, en suivant l’œil du photographe suisse Luca Zanier.

 

Nous avons souhaité discuter avec vous à propos du pouvoir et de la démocratie en Europe, en lien avec l’actualité européenne. Les élections européennes de mai 2014 ont révélé l’extension d’une crise politique qui traverse l’ensemble de l’Europe, notamment la France. Dans quelle mesure est-ce le signe d’une Europe désenchantée, dont les citoyens paraissent de plus en plus démobilisés?

 

Comme dans tout moment de mutation, on ne peut pas se limiter à une seule cause. c’est une interaction entre différents événements qui se rencontrent, et qui peuvent cristalliser de multiples façons, sachant que l’histoire n’est jamais écrite par avance. On parle beaucoup dans notre débat public d’une « crise » : crise économique, crise financière, crise sociale, on pourrait ajouter crise écologique. Derrière ce mot « crise », il y a le sentiment d’une fatalité, comme si ça nous tombait dessus. Alors qu’en fait il faudrait plutôt dire « transition », « mutation », «métamorphose », pour faire comprendre que ce qui va en sortir dépend aussi de nous.

 

Alors, quelles sont les réalités objectives qu’il y a derrière? Il y en a au moins trois, qui accompagnent notre crise de la représentation politique et de la démocratie. la première renvoie aux bouleversements introduits par la troisième révolution industrielle, celle du numérique, à la fin du XXe siècle, après celles de la machine à vapeur, à la fin du XVIIIe, puis de l’électricité, à la fin du XIXe. À ces mutations technologiques correspondent toujours des mutations politiques dont l’issue est incertaine, dans un processus fait de progrès et de « régrès » – mot qu’appréciait Élisée reclus pour rappeler que le supposé progrès s’accompagne de régression, de destruction en même temps qu’il crée. Comme toute révolution industrielle, le numérique, dont nous sommes contemporains, bouleverse notre réalité sur un plan social, commercial, culturel et géopolitique.

 

Deuxième réalité objective, qui rencontre cette révolution de notre modernité, c’est la fin d’un cycle multiséculaire, d’au moins cinq siècles, qui est celui où l’Europe a donné le la du monde :

aucune culture, aucune région du monde, aucun espace du monde ne pouvait échapper à ses marchandises, à ses valeurs, à sa culture, à ses prêtres, à ses armées, pour le meilleur et pour le pire. Il est fini, nous vivons la fin du cycle lancé par l’invention de l’occident par la « découverte » colombienne de l’Amérique.

 

Et vient la troisième réalité objective : les trente dernières années sont celles – après les « trente glorieuses » – d’une contre-offensive, d’une contre- révolution, qui s’efforce d’agir pour régresser par rapport aux acquis de la période démocratique et sociale précédente. c’est donc une offensive ultralibérale, qui défait des solidarités collectives et qui renvoie à des valeurs de compétition, de rivalité, de lutte les uns contre les autres.

 

Trois réalités, donc : une révolution industrielle, la fin d’un cycle de domination de l’Europe sur le monde et cette contre-offensive libérale. qu’en résulte-t-il dans l’espace du politique? selon moi, trois conséquences.

 

La première, qui est universelle, c’est que, face à cette réalité qui nous plonge dans un sentiment de fatalité et de résignation, devant des phénomènes qui nous apparaissent inébranlables car complexes et interdépendants, nous sommes sommés de revisiter notre satisfaction démocratique. c’est la force du récent livre de l’intellectuel belge David Van Reybrouck Contre les élections, dont le titre est trompeur, car ce n’est pas un appel à ne plus voter, mais bien une réflexion sur la pauvreté d’un imaginaire démocratique, qui a réduit la démocratie au fait de choisir par le vote ses représentants.

En fait, il démontre que c’est cela qui est épuisé, que c’est en cette réalité-là que nous n’avons plus confiance, car c’est cela qui a produit une captation du bien commun par des professionnels de la politique. Il pose donc la question d’une bireprésentativité, c’est-à-dire la question d’un tirage au sort, reprenant la tradition athénienne. Mais on pourrait dire que derrière tout ça il y a l’idée que nous vivons sans doute l’âge préhistorique de la démocratie, puisque l’idée est au fond récente dans notre modernité, deux siècles, c’est peu. la démocratie, ce n’est pas seulement choisir des représentants, ce sont de nouveaux modes de délibération, de nouveaux modes de participation.

 

Le deuxième point, c’est l’Europe. l’Europe marche sur la tête : elle a été construite et a gagné les esprits par l’idée qu’elle devait être une réalité politique, permettant de dialoguer, de discuter, de négocier, pour éviter la guerre. comment se fait-il dès lors que l’Europe, qui est normalement conçue comme une réalité politique, s’est transformée pour le citoyen en contrainte économique? Et, là, ce sont des choix politiques qui ont été faits dans le cadre de l’offensive libérale dont je parlais, comme le montre la réponse apportée par la zone euro à la crise économique en 2008 : du fait du statut d’indépendance de la Banque centrale européenne, le sauvetage des banques a conduit à un endettement des États, faute de pouvoir exercer notre souveraineté monétaire comme l’ont fait les États-Unis ou la chine. Donc, là, et c’est tout le débat sur l’Europe et sa réorientation véritable, nous voyons bien que nous sommes dans une Europe dont la construction économique et financière désespère ses citoyens. Moi, je suis un Européen, je n’approuve aucunement un repli national. Je pense en revanche qu’il y a une vraie bataille à mener en Europe, avec un rôle des peuples pour radicalement inverser le rapport de force politique.

 

Enfin, j’en viens au troisième point, qui est français. cela nous renvoie trente ans en arrière, en 1984, année où j’ai publié L’Effet Le Pen : le Front national, traduction politique de l’extrême droite, vieille famille idéologique de notre paysage politique, émerge alors électoralement, avec deux millions et demi de voix aux élections européennes. l’ascension continue du Front national est une histoire française. nous sommes le pays qui a été le laboratoire intellectuel de l’extrême droite, une famille politique qui, en s’abritant derrière l’identité, a théorisé l’inégalité, contre la dynamique de la démocratie et des droits humains, qui a pour clé, ressort et levier, idéal et horizon, l’égalité. Identité contre égalité. contre l’égalité des droits et des possibles.

 

Charles Maurras, voire Maurice Barrès, c’est fondamentalement l’essentialisation de l’identité, au nom de l’idée non pas que nous naissons libres et égaux en droit, mais que nous naissons inégaux. c’est contre cela que nos idéaux démocratiques se sont toujours construits. ces idées-là existeront toujours. le fait qu’elles se transforment en forces politiques actives est lié au renoncement face aux défis précédents des deux autres familles politiques, la droite républicaine et la gauche sociale. la droite républicaine n’a cessé de reculer, jusqu’à lever toutes les barrières sous la présidence sarkozy. l’identité nationale, les roms, la stigmatisation de l’islam, etc., la porte est ouverte par cette extrémisation de la droite.

 

Quant à la gauche gouvernante, elle est prisonnière de cette fameuse phrase formulée en 1984 par laurent Fabius, alors jeune premier ministre : « le Front national pose les bonnes questions, il apporte les mauvaises réponses. » Depuis trente ans, nous n’avons pas arrêté de faire des lois sur l’immigration et de faire de l’insécurité le sujet principal – en tant qu’insécurité individuelle et non pas insécurité sociale –, et donc de faire toutes sortes de lois sur ces questions. quel est le bilan? le chômage qui n’a pas régressé, les quartiers populaires précarisés, le vivre-ensemble, la solidarité, le bien-vivre d’une société qui a des biens en commun, tout cela n’a pas été résolu. Donc, pour moi, dans le cadre de cette crise globale, je pense que le maillon faible en Europe, au fond, c’est la France : sa démocratie est la plus fragile, car c’est une démocratie de basse intensité, notamment du fait de son présidentialisme. Et elle l’est d’autant plus que les deux familles politiques qui la géraient dans un cadre républicain ont, l’une par son extrémisation, l’autre par sa droitisation, cédé du terrain à des forces qui profitent de l’absence de réponse aux grands défis qui nous attendent.

 

Précisément, face à cette crise du politique, le renouvellement des modes de représentation du pouvoir et la revitalisation de la démocratie n’imposent-ils pas de dépasser le lien traditionnel que les citoyens entretiennent avec l’État et le pouvoir, qui est plutôt un lien vertical, aspirant à une forme de transcendance, pour la nourrir à partir d’une interaction sur un mode plus horizontal, des citoyens et des peuples?

 

Vous avez entièrement raison. ce que la révolution numérique nous met sous les yeux, c’est justement l’horizontalité, c’est la communication sans frontières, c’est un rapport entre l’individu et le collectif, réinventé de façon participative, une politique de la relation qui agit de façon horizontale. c’est la logique du « tout-monde », pour reprendre la formule d’Édouard Glissant, fondée sur l’identité- relation contre l’identité-racine. nous avons un problème spécifiquement français de culture démocratique. c’est pour ça qu’il ne faut pas s’en prendre seulement aux élus, à nos représentants, mais à nous-mêmes, car nous sommes à notre insu baignés d’une culture démocratique qui est biaisée, qui est corrompue. le présidentialisme français, issu d’une longue culture bonapartiste qui s’est manifestée dans plusieurs variantes – le boulangisme, le pétainisme, le gaullisme d’État –, repose sur la même idée de la réduction de la volonté populaire à un seul, situé tout en haut, comme si une seule personne pouvait avoir réponse à tout. pour moi, cette personnalisation du politique autour d’un seul, c’est une nécrose.

 

Nous avons en France un vrai problème de culture démocratique, qui demande l’invention d’un écosystème démocratique qui soit fait d’une revitalisation des contre-pouvoirs. Et ce besoin devient immensément criant à l’heure où la révolution numérique nous met sous les yeux des potentialités libératrices qui ne sont pas spontanément libératrices – les tuyaux ne sont pas libérateurs en soi –, mais dont les usages sociaux feront qu’ils seront tirés soit vers une appropriation collective plus démocratique, plus transparente, plus participative, soit vers un détournement par les États pour nous espionner ou par la marchandise pour nous gruger. c’est une bataille. c’est en ce sens que la révolution numérique appelle une révolution démocratique au sens originel de ce mot « révolution », qui désigne quelque chose qui survient et qui permet de rebattre la donne, de repenser la modernité et, ainsi, d’y sauver le meilleur de la tradition.

 

Je voudrais dire, pour conclure, qu’il faut se décentrer souvent pour bien se voir, qu’il faut se placer sur la frontière, dedans-dehors. puisque l’on parle du pouvoir, il suffit d’interroger n’importe quel journaliste citoyen d’une autre nation démocratique et de lui montrer nos usages français du pouvoir pour qu’il en soit stupéfait. nos lieux de pouvoir sont des lieux autrement lourds, autrement cadenassés que cette idée d’un pouvoir que l’on occupe momentanément : nous avons un système qui bien plus que dans d’autres pays produit ce sentiment d’une éternité politicienne, de carrière interminable. Et c’est là une vraie alarme : il y a une oligarchie économique, bien sûr, qui repose sur une appropriation inadmissible, disproportionnée, scandaleuse de la richesse collective par quelques-uns. Mais là où cela vient corrompre la vie publique, c’est que cette oligarchie des affaires en arrive à cautionner une oligarchie politique, qui a une conception patrimoniale du pouvoir. or ce monde-là ne tiendra pas, c’est un monde qui est en train de mourir sous nos yeux, car il n’est pas au rendez-vous des défis qui nous attendent. Et là est le problème : qu’est-ce qui va advenir de sa mort? En tant que citoyens, on ne peut pas contempler passivement cette mort, car « dans ce clair-obscur surgissent les monstres », pour reprendre la formule d’Antonio Gramsci. Face à cette situation, allons-nous à nouveau produire des monstres, ou allons-nous dans cette course de vitesse réinventer un monde qui devrait avoir comme sésame deux mots – et je les assume dans cette atmosphère de cynisme qui parfois nous envahit –, qui seraient pour moi la « beauté » et la « bonté »?


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