Un demi-siècle après la publication par le photographe hollandais Ed van der Elsken de l’histoire d’amour non réciproque de Manuel pour Ann, je me promène dans Saint-Germain-des-Prés. A la recherche d’Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Près. En 1953, sur le conseil d’Edward Steichen, Van der Elsken conçoit un livre photographique en piochant dans le désordre de ses tirages-contact. Il réunit simplement les tirages existants, développe une histoire fondée sur des faits réels, transforme ses sujets en personnages en les rebaptisant, et invente une chronologie. Il fixe ses tirages-contact avec du ruban adhésif sur 66 planches-contact de couleurs blanche, violette et verte : quelques mille cinq cents photographies – 35 mm et 6 x 6 cm – ainsi que des dessins et des notes de toutes les couleurs. Le carnet de croquis du photographe.
Une fois ses photographies organisées, Van der Elsken fabrique trois maquettes. La première n’est pas reliée et se compose de photographies montées sur des cartons de couleurs jaune et noir avec des bandes de papier blanc sur lesquelles sont inscrites les légendes en français. Les cartons sont plus grands que le livre, d’un format comparable à celui de la plupart des magazines de l’époque. Les personnages apparaissent encore sous leur vrai nom (Roberto plutôt que Manuel, Vali pour Ann, etc.). On peut imaginer d’après les remarques en anglais (« not this »/ « pas ça »), les timbres, et l’indication des dimensions au crayon rouge, qu’il a soumis le projet au magazine anglais Picture Post. Le scénario est globalement similaire à celui du livre mais il n’a pas encore été divisé en chapitres. Dans la dernière maquette, les photographies sont montées sur du papier blanc, sans légende ni texte. Les pages sont annotées au crayon par le graphiste Jurriaan Schrofer : « pas celle-ci » ou « rogner par le bas ». Cette version est très différente de la première dans laquelle Van der Elsken avait tendance à ne mettre qu’une image par page. Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Près est un livre photographique aux multiples vies. Entre 1953 et 1956, les photographies de Saint-Germain-des-Prés ont été exposées
et publiées plusieurs fois. Les variations et interprétations diverses de cette histoire d’amour dans les prépublications montrent que le sujet osé et controversé souleva davantage de poussière à l’époque que nous pouvons l’imaginer aujourd’hui. La vision que Van der Elsken se faisait du monde était en rupture avec celles qui prévalaient alors quant à ce qui pouvait se faire ou non. L’histoire d’amour entre Manuel et Ann ne sert qu’à planter un décor. Le véritable sens d’Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Près se trouve dans l’humeur sombre et l’esprit de l’époque que le livre capture.
