Avec les yeux de Sartre

The Eyes #5

14/11/2018

Avec les yeux de Sartre

 

 

Texte par Hans-Michael Koetzle

 

Trois livres majeurs entre existentialisme et situationniste témoignent du Paris des années 1950 et 1960.

 

Il n’existe pas de statistique sûre. Mais on n’aurait pas tort en affirmant que Paris est la ville la plus photographiée au monde. C’est à Paris qu’en 1839 cette technique a été lancée. Il était alors évident de fixer l’appareil et l’objectif sur ce qui était à portée de main : l’environnement immédiat. À savoir, la Seine ou les boulevards, le Louvre ou Notre-Dame. Déjà, le XIXe siècle nous a fait cadeau d’une multitude de vues magnifiques de Paris avec les procédés photographiques les plus variés : du daguerréotype en passant par des tirages sur papier salé à des photographies à l’albumine ou des épreuves à la gélatine argentique. Au cliché unique s’ajoutèrent le portfolio de photographies destiné surtout aux touristes, et, quand l’on commença à pouvoir imprimer des photographies à partir de 1890 environ, le livre illustré de photographies. À côté de la carte postale, c’étaient et ce sont en première ligne des livres de photos qui ont façonné notre imaginaire de Paris. Il faut distinguer deux types de livresD’une part, le livre de photos représentatif s’adressant à des voyageurs qui, avec des vues classiques, essaie de donner une image majestueuse de la capitale. D’autre part, le livre d’auteur, c’est-à-dire un ouvrage illustré sous la direction d’un artiste photographe, dont la manière de présenter a autant d’importance que ce qui est montré : Paris en tant que prétexte à une approche innovatrice du monde. C’est en ce sens qu’en 1932, Brassaï fit sensation avec son recueil de photos Paris de nuit. Mais dans ce contexte, il faudrait également mentionner les titres de Moï Ver (Paris), Ilya Ehrenburg (Moi Parizh) ou André Kertész (Day of Paris). Les artistes avaient tous en commun d’être des immigrés. Tous venaient d’Europe de l’Est. Et, de différentes manières, tous essayaient de dessiner une image de la ville personnelle et innovatrice dans la forme et dans l’esthétique.

 

Alors que dans l’entre-deux-guerres, ce furent avant tout des Hongrois qui s’installèrent sur la Seine, après 1945 se forma une communauté de photographes venant principalement des Pays-Bas, du Danemark et de Suède, avec des noms comme Anna Birgit, Ed Van der Elsken, Johan Van der Keuken, Nico Jesse, Cas Oorthuys, Tore Johnson, Christer Strömholm ou Rune Hassner. Qu’est-ce qui les attira à Paris ? La vie prétendument légère ? Sa renommée de ville lascive ? Paris en tant que lieu des plaisirs des sens ? Ou le renouveau intellectuel sous le signe de l’existentialisme proclamé par Jean-Paul Sartre ? Sans aucun doute, le livre Love on the Left Bank de Ed Van der Elsken publié en 1956 fut écrit sous le charme du philosophe. Il parut en langue néerlandaise, allemande et anglaise, mais pas en français. Depuis longtemps, ce petit recueil compte parmi les livres de photos les plus originaux, personnels et ingénieux : le premier roman-photo avec une prétention artistique. Ed Van der Elsken était venu en 1950 à Paris ; il y noua des contacts avec une bande de jeunes, suivit le groupe lors de ses balades nocturnes, prit des photos et parvint ainsi à une sorte de journal visuel – à partir de ce maté- riel, il créa ensuite un ouvrage très remarqué. Le critique américain Vince Aletti avait un jour nommé le volume « a Beat Generation update of Brassaï » (« Brassaï revu et corrigé par la Beat Generation »). D’autres voyaient en lui un précurseur du cinéma de la Nouvelle Vague. Dans tous les cas, avec son approche radicalement subjective, Ed Van der Elsken a certainement fixé un standard sans lequel des projets de livres ultérieurs sur la jeunesse comme ceux de Larry Clark ou Wolfgang Tillmans, sans oublier Nan Goldin, seraient difficilement imaginablesEntre octobre 1956 et août 1958, l’étudiant en cinéma- tographie Johan Van der Keuken prit des photos dans les rues de Paris. Des milliers de clichés ont dû voir le jour ainsi, influencés dans leurs formes et esthétisme par William Klein, dont le volume New York paru en 1956 alimentait à l’époque les conversations. Sur le plan politique, la guerre d’Algérie et une situation économique précaire animaient le débat. En conséquence, le langage visuel de Van der Keuken est sombre. Sombre est aussi la lourde héliographie du livre assemblé à partir de ce matériel en 1963. Son titre est tout sauf euphorique : Paris mortel. Quel que soit celui qui en a conçu la maquette sobre, mais suggestive, Paris mortel se présente comme un fantasme sinistre. Un rêve en low-key, au fond plus proche du renouveau photographique de la New York School, avec des noms comme Louis Faurer, Saul Leiter ou Robert Frank, que de la photographie humaniste des années 1950.

 

Il faudrait également mentionner un autre photographe important, scandinave celui-ci : Christer Strömholm. De son vivant déjà, on l’appelait « one of the leading photographers in Scandinavia » (« l’un des principaux photographes en Scandinavie », Gunilla Knape). Conçu en tant qu’essai entre 1956 et 1962 lors du deuxièmeséjour de Strömholm à Paris, Les Amies de la place Blanche constitue sûrement son projet le plus personnel et en même temps le plus courageux. Il ne s’agissait pas seulement de gagner la confiance d’un groupe social marginal. Avec Place Blanche, Strömholm touchait un thème extrêmement tabou, celui de la réalité des trans- sexuels. Son cycle parut en 1983 sous forme de livre, c’est-à-dire avec vingt ans de retard. Certes, la révolte étudiante des années 1960 avait fortement contribué à la décrispation sexuelle. Mais cela ne signifiait pas forcément une ambiance tolérante et sans préjugés. La maquette est ostensiblement simple, avec les tableaux placés au milieu – une galerie intime bien plus qu’une promenade spectaculaire. Avec son livre, Christer Strömholm a érigé un monument à des personnes qui se sentaient étrangères, vivaient différemment et qui mouraient jeunes dans le doute – de drogue, de maladie, de suicide. Lorsque, vingt-deux ans plus tard, le photo- graphe revint sur la place Blanche, il constata qu’il ne restait que « deux de ses vingt amis proches ».


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