LES OUBLIÉES
Anaïs Boudot . Pablo Picasso . Brassaï
Rendre visible l’invisible
Dès lors, près d’un siècle plus tard, à un moment où de jeunes artistes convoquent les procédés anciens pour des expressions contemporaines, comment réinterpréter et prolonger ce face à face de l’artiste avec la plaque de verre, sa lumière et sa matière ? De même, dans une époque qui revendique la place des femmes dans l’histoire de l’art, comment interroger ou bousculer ce phénomène si ordinaire de domination, qu’il s’agisse du rapport aux femmes des artistes eux-mêmes, ou d’une certaine forme de résistance encore aujourd’hui de placer les artistes femmes au en centre du jeu/JE.
Nous avons choisi de demander à Anaïs Boudot de relever ce défi, celui d’un vis-à-vis artistique autour du cliché verre, comme celui d’une réponse à ce voil longtemps (im)posé sur les artistes femmes. Anaïs Boudot réalise ici une série de créations sur un ensemble de plaques de verre anonymes de sa collection représentant toutes des figures féminines. Une modernité dans les matières, dans la lumière comme dans le ton qui bouscule et s’impose à la fois dans ce dialogue avec Picasso et Brassaï.
C’est à la suite d’une plaque de verre oubliée par Brassaï dans l’atelier de Picasso que ce dernier commença à développer un travail particulier sur ce support. « Et en effet, elle n’est plus vierge » s’écria Brassaï en découvrant la plaque retravaillée par Picasso comme le rappelle Héloise Conésa dans son introduction. Reprenant les propos d’Anne Baldassari, elle poursuit : « l’artiste-toro se penche sur la plaie mortelle qu’il inflige au réel afin qu’il advienne la figure si belle sur la plaque d’argent ». A son tour quelques années plus tard Brassaï commença sa série des Transmutations par lesquelles il grave non pas sur des plaques vierges mais sur des négatifs originaux.
Face à ces deux monstres sacrés de l’art moderne, Anaïs Boudot répond à une invitation de The Eyes, en reprenant sa propre collection de visages anonymes sur verre, pour les retravailler à même la gélatine.
Parmi ces portraits d’anonymes des années 20-30 et 40 s’imposent les visages de femmes. Là où chez Picasso et Brassaï le grattage de la gélatine s‘apparente à un « acte chirurgical beaucoup plus intrusif pour faire ressortir la plastique de l’œuvre », Anaïs Boudot choisit la dorure pour redorer ces images d’inconnues, sublimer l’image de ces femmes, ces muses si peu considérées par ces maîtres et oubliées de l’histoire de l’art. C’est dans cette démarche autant instinctive qu’expérimentale que s’inscrit le travail d’Anaïs Boudot, celle de rendre visible l’invisible.
« A passer du temps avec ces visages féminins, tout en côtoyant deux artistes (hommes) historiques à la relation singulière aux femmes, je sentais le besoin de réagir. En fin de compte, ce sont elles ces « oubliées », par leur mise à l’écart durant des années de l’histoire de l’art, reléguées au rang de muses, de modèles et de compagnes. Leur absence est criante et c’est sans doute cette absence que ces images tentent de mettre en lumière. » Anaïs Boudot
À PROPOS D’ANAÏS BOUDOT
Née à Metz en 1984, Anaïs Boudot est diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie en 2010 et du Fresnoy – studio national d’art contemporain – en 2013. Anaïs Boudot poursuit un travail autour des processus d’apparition de l’image et de l’exploration des techniques photographiques. L’artiste est représentée par la galerie Binome.
« L’œuvre d’Anaïs Boudot est depuis toujours inscrite dans une dialectique de l’ombre et de la lumière, du visible et de l’invisible avec comme matériau de prédilection la plaque de verre dont elle joue des transparences et opacités, soulignant ses potentielles ambiguïtés.
Elle travaille cette fois-ci des plaques de verre des années 1920-30-40 retrouvées chez ses parents, des portraits de femmes anonymes photographiées frontalement dont elle métamorphose la présence obscure, celle d’un « continent noir » selon les mots de Freud, pour la resacraliser par l’usage de l’or.
Transformant la tradition du portrait vernaculaire en une recherche artistique d’une grande richesse formelle, elle s’inscrit dans une démarche esthétique où la femme est sublimée avec une intention évidente de réhabilitation, là où ses illustres prédécesseurs, Brassaï et Picasso, exploitaient le féminin comme motif au service d’une recherche plastique sur la plaque de verre. »
Héloïse Conésa, conservatrice du patrimoine à la Bibliothèque nationale de France, en charge de la collection de photographie contemporaine.
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